Les fondements médiévaux de la laïcité
Les bases historiques ayant permis l’émergence de la laïcité sont par bien des points issues en premier lieu du sein même de l’Église. Ainsi, la querelle des investitures, opposant au XIe siècle le pape Grégoire VII à l’empereur germanique, et où le pape cherche à définir son indépendance et celle de l’Église à côté des pouvoirs politiques, est un point fondamental : par cet épisode est entériné le fait que pouvoirs spirituels et politiques peuvent, et éventuellement doivent, être séparés.
La redécouverte de la philosophie aristotélicienne au XIIIe siècle, en contribuant à l’édification d’une pensée politique construite sur les bases de l’ordre naturel et de la raison, est également un des fondements intellectuels lointains ayant permis, plus tard et progressivement, l’émergence d’une pensée laïque et d’une mise en application politique de cette pensée.
Le gallicanisme et l’édit de Nantes
Le gallicanisme
Le gallicanisme est une doctrine religieuse et politique qui cherche à limiter les interventions du pape dans la gestion des affaires de l’Église catholique romaine en France. Son origine peut se lire dans la réaction du roi Philippe IV le Bel aux ambitions théocratiques du pape Boniface VIII.
Entre le XVe et le XVIe siècle, le gallicanisme est formalisé en un ensemble de textes qui affirment sur les plans théologique et juridique la dépendance de l’Église de France à l’État et la supériorité du pouvoir royal face à la papauté : Pragmatique Sanction de Bourges en 1438, Concordat de Bologne en 1516, passé entre le roi François Ier et le pape Léon X.
Le gallicanisme trouve son expression dans la Déclaration des Quatre articles rédigée par Bossuet à l’initiative de Louis XIV, lors de l’assemblée du clergé de 1682. Le pouvoir du pape y est déclaré purement spirituel ; les monarques ne peuvent lui être soumis. Le pape, voulant éviter une rupture similaire à celle qu’avait provoqué Henri VIII en Angleterre, à l’origine de l’anglicanisme, est contraint d’accepter cette situation.
L’édit de Nantes et la liberté de culte
En 1598, l’édit de Nantes marque également une étape importante vers le renforcement du pouvoir royal absolutiste en France. Dans une mesure toute relative (les Juifs n’étant pas concernés par l’édit), il garantit la liberté de conscience religieuse dans le royaume, accordant aux protestants la liberté de culte dans les lieux où ils étaient installés avant 1597. L’édit de Nantes marque un tournant dans l’histoire des mentalités : sa signature opère une distinction entre le sujet politique, qui doit obéir à la loi du roi dans la sphère publique, et le croyant, libre de ses choix religieux dorénavant cantonnés à la sphère privée. Toutefois, l’édit de Nantes réaffirme que la seule religion reste le catholicisme.
La légitimité de la monarchie absolue reposait cependant sur le droit divin, elle ne pouvait donc se passer de l’Église catholique. Entre 1660 et 1685, le royaume entreprend une politique de conversion des protestants au catholicisme, pouvant aller jusqu’à la persécution (dragonnades). Après l’avoir vidé de son contenu, Louis XIV révoque l’édit de Nantes en signant l’édit de Fontainebleau en 1685.
Le siècle des Lumières
L’idée philosophique et politique de laïcité apparaît en Europe au XVIIIe siècle avec la Philosophie des Lumières. Celle-ci va initier l’idée d’égalité, faire germer les droits de l’Homme, développer la tolérance pour parvenir à la liberté de conscience, lutter contre l’obscurantisme et émettre le vœu d’opérer une distinction entre l’Église catholique et l’État.
Il s’agit à l’époque, dans une Europe historiquement monarchique en vertu du droit divin, de contrecarrer le pouvoir du souverain en questionnant notamment celui du clergé. L’ébranlement de l’une des bases de la légitimité monarchique rend alors possible l’instauration de régimes aristocratiques ou démocratiques. La remise en cause de l’autorité cléricale s’accompagne aussi d’une libération morale, notamment sur le plan sexuel (libertinage).
Voltaire, à l’occasion du procès de Jean Calas, écrit son Traité sur la tolérance. Il y soutient la thèse que l’ordre politique peut se passer des contraintes religieuses, tout comme Montesquieu dans De l’esprit des lois.
Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, expose l’idée de la souveraineté populaire et la notion d’intérêt général, au bénéfice duquel chacun doit consentir à l’abandon d’une part de ses « droits naturels » — cette confrontation entre l’égalité citoyenne et la liberté individuelle « exprime la tension entre le citoyen et la personne, entre l’espace public et l’espace privé ».
Denis Diderot, dans La Religieuse, condamne les préjugés et les dogmes pour leur opposer une capacité éthique intrinsèque à l’Homme.
Condorcet, dans Réflexions sur l’esclavage des nègres, s’oppose à l’esclavage au nom de droits naturels de l’humanité. Il défendra parallèlement l’émancipation des juifs et des femmes, développant le principe universel des droits humains.
En 1766, le Chevalier de La Barre est exécuté. Son crime est d’avoir chanté des chansons libertines irrespectueuses à l’égard de la religion, d’être passé devant une procession sans ôter son couvre-chef et de ne pas s’être agenouillé au passage de celle-ci.
À l’instigation de Louis XVI, Malesherbes publie en 1785 son Mémoire sur le mariage des protestants, puis fait adopter en 1787 l’Édit de Tolérance qui organise l’état civil des non-catholiques, initiant ainsi un début de reconnaissance de la pluralité des confessions.
L’émergence de la laïcité – La fin de la royauté de droit divin
La Révolution française pose les principes de la laïcité : séparation de l’État et des cultes, sécularisation, égalité des cultes, liberté de conscience, etc. Ces principes seront partiellement annulés avec le concordat.
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789
Lors de la formation de l’Assemblée constituante, point de départ de la Révolution française, le clergé est allié au tiers état et vote avec lui la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Celle-ci dispose dans son article X que :
« Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Cet article affirme donc à la fois un droit : la liberté de conscience, et un devoir : le respect de l’ordre public.
Le 2 novembre, Talleyrand, évêque d’Autun, propose d’utiliser les biens du clergé pour éponger les dettes de la nation. Cette décision entraîne le divorce entre la Révolution et l’Église catholique.
La constitution civile du clergé
La Révolution française tente alors d’imposer la tutelle de l’État à l’Église par la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790). Auparavant, l’Assemblée a déjà commencé à intervenir au sein de l’Église de France : les biens du clergé sont confisqués et les religieux « invités » à quitter leurs couvents. Le patrimoine religieux passe sous la propriété de l’État, à charge pour celui-ci d’assurer l’entretien du clergé et des lieux de culte. Si le besoin d’argent est la raison conjoncturelle de cette disposition, qui permet ainsi de vendre la plupart des monastères comme « biens nationaux » et de récupérer de l’argent, la volonté de mettre l’Église sous tutelle de l’État est bien réelle. Les vœux monastiques sont interdits car considérés comme contraires aux droits de l’homme, et les congrégations sont supprimées le 13 février 1790.
La Constitution civile du clergé a pour but d’organiser une religion « nationale » dans une France qui s’ouvre à la liberté religieuse. Tout en rappelant l’importance de la religion dans la vie de la Cité, l’Assemblée veut organiser l’Église nationale pour en faire essentiellement une source de morale publique, et non plus le fondement de la politique. Cette démarche est liée à la désacralisation du pouvoir royal, qui n’est plus considéré comme étant « de droit divin ». En tant que religion nationale, l’Église de France remodelée par la Constitution civile du clergé voit son gallicanisme s’accentuer et est bouleversée dans son organisation temporelle : les diocèses sont remaniés selon le découpage départemental, les évêques sont élus, les curés également. La hiérarchie est calquée sur le fonctionnement politique et l’autorité temporelle du pape est très nettement affaiblie.
Face aux critiques de la Constitution civile du clergé par de nombreux évêques, et malgré le soutien d’une partie du clergé, l’Assemblée demande à tous les membres du clergé catholique de prêter un serment de fidélité à cette constitution à partir du 4 janvier 1791. Progressivement, les réfractaires sont réprimés, au nom du « respect de l’ordre public établi par la loi ».
Le pape Pie VI condamne les principes de la Révolution française en mars 1791. Il s’oppose nettement à la constitution civile du clergé et à la révocation unilatérale du Concordat de Bologne par l’Assemblée constituante. Les droits de l’homme font également l’objet d’une critique en règle, étant « contraires à la religion et à la société ».
La Constitution de 1791, si elle garantit la liberté de culte, continue encore de financer les prêtres catholiques et eux seuls, en contrepartie de la confiscation des biens du clergé.
En septembre 1791, un projet de décret veut organiser des fêtes civiles, dont celle de la Fédération le 14 juillet. Cette manifestation, qui commémore le 14 juillet 1789, se veut la fête de la réconciliation et de l’unité de tous les Français. Le texte prévoit que toute cérémonie chrétienne est exclue de l’ensemble de ces festivités au motif que : « la sévère majesté de la religion chrétienne » ne lui permet pas de se mêler à ces manifestations profanes et à « leurs bruyants transports » (article 7).
Dès 1792, le clergé réfractaire est traité en suspect et soumis à une surveillance particulière, voire emprisonné en cas de désobéissance. Puis, avec la Terreur, l’Église constitutionnelle fait elle aussi l’objet d’une sévère répression.
Premiers textes et aménagements laïques
En 1792, Condorcet présente à la Convention un plan d’organisation de l’instruction publique basé sur les principes de la laïcité. Son Rapport sur l’instruction publique postule comme élément fondamental de l’éducation « la libération de l’esprit ». Il tient ainsi à bannir de l’école toute doctrine politique, toute autorité religieuse et tout dogme intellectuel ou pédagogique :
« La Constitution, en reconnaissant le droit à chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de France, ne permet pas d’admettre dans l’instruction publique un enseignement qui donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. »
Par la loi du 20 septembre 1792, l’état civil est confié aux mairies, et on interdit aux prêtres d’enregistrer les baptêmes et les décès (ce qui provoque des résistances) ; l’enregistrement des naissances, mariages et décès était déjà possible auprès de l’officier de police locale (fonction de facto souvent exercée par le curé du lieu) pour tenir compte des Juifs et des Protestants et affirmer leur citoyenneté à part entière. Le divorce est autorisé. La laïcisation s’étend au mariage, au calendrier, à l’enseignement et à l’assistance publique.
Bien qu’incitant à la déchristianisation par l’action de certains représentants en mission, la Révolution reste étrangère à la notion de laïcité et souhaite conserver l’idée d’appuyer l’unité du pays sur une religion nationale. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les tentatives de cultes révolutionnaires : Robespierre impose le culte de la Raison et de l’Être suprême et proclame l’immortalité de l’âme par ces mots : « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. »
Cependant, les attaques contre la religion catholique et les cultes nouveaux ne sont pas acceptées partout, la répression contre les curés réfractaires, la conscription obligatoire pour les armées de la République et l’exécution du roi le 21 janvier 1793 entraînent le soulèvement des catholiques, notamment dans l’Ouest du pays (révolte des Chouans).
La situation s’apaise après la chute de Robespierre (juillet 1794).
La République supprime le budget de l’Église constitutionnelle par le décret du 2 sans-culottides an II (18 septembre 1794) et affirme la séparation complète des cultes et de l’État par la loi du 2 pluviôse an III (21 janvier 1795) :
« La République ne salarie aucun culte, ne fournit aucun local. La loi ne reconnaît aucun ministre. Interdiction de tout exercice hors de l’enceinte consacrée. »
Le 3 ventôse de l’an III (21 février 1795), la liberté de culte est établie par décret :
« L’exercice d’aucun culte ne peut être troublé. […] La République n’en salarie aucun. […] Quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte quelconque, ou en outragerait les objets, sera puni. »
Ce décret permet la réouverture des églises — dont certaines ont été transformées en temples de la Raison, voire en entrepôts — signant ainsi la fin de la répression de l’expression religieuse. La liberté de l’expression de l’ensemble des religions est garantie. Le texte apporte toutefois de sévères restrictions à la liberté de culte, interdisant de « paraître en public avec les habits, ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses », et disposant même qu’ « aucun signe particulier à un culte ne peut être placé dans un lieu public […], [qu’] aucune inscription ne eut désigner le lieu qui lui est affecté [et qu’] aucune proclamation ni convocation publique ne peut être faite pour y inviter les citoyens ». Boissy d’Anglas, promoteur du décret, accompagnera la promulgation de celui-ci par un discours sur la liberté des cultes devant la Convention nationale :
« Citoyens, le culte a été banni du gouvernement, il n’y rentrera plus. Vos maximes doivent être à son égard celles d’une tolérance éclairée, mais d’une indépendance parfaite. […]
Les pratiques religieuses peuvent s’exercer aussi, elles ne sont pas des délits envers la société. L’empire de l’opinion est assez vaste pour que chacun puisse y habiter en paix. […]
Les cultes, quels qu’ils soient, n’auront de vous aucune préférence. »
Certains termes du décret du 3 ventôse seront d’ailleurs repris dans l’article 354 de la Constitution de l’an III, proclamée par la Convention thermidorienne le 5 fructidor an III (22 août 1795) :
« Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi. Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun. »
En 1795, la loi Daunou fixe un calendrier de fêtes laïques, parmi lesquelles la fête de la République, la fête de la jeunesse ou la fête des époux. Les deux Églises, la réfractaire et la constitutionnelle, essaient de se réorganiser indépendamment l’une de l’autre et tentent même quelques rapprochements infructueux.
En l’an V (1797), par crainte de revendications royalistes, le clergé est à nouveau inquiété, cette fois par le Directoire. Le pape est chassé de Rome à l’issue des succès militaires de Napoléon Bonaparte en Italie.
Bonaparte et le Concordat
Après le coup d’État du 18 brumaire, Napoléon Bonaparte veut dissocier la cause de la monarchie de celle de la religion catholique et établir l’ordre moral. Pour ce faire, il signe le Concordat de 1801 qui rétablit les relations avec l’Église catholique de Rome.
Il s’agit plus ici d’un compromis entre le Consulat et la papauté que d’une véritable alliance. Par ce document, le pape reconnaît la République et renonce aux biens enlevés au clergé sous la Révolution. En contrepartie, le gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine, emporte l’adhésion de la très grande majorité des citoyens français, sans en faire pour autant une religion d’État.
Le document est succinct et relativement flou.
Dès l’article premier, le texte rétablit le libre exercice du culte catholique : « La religion catholique, apostolique et romaine sera librement exercée en France. »
Les archevêques et évêques sont désormais nommés par le gouvernement, mais reçoivent l’institution canonique du pape. En échange de l’abandon des biens ecclésiastiques, « le gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés » (article 14).
L’Église est toutefois subordonnée au gouvernement : les évêques et prêtres doivent prêter serment de fidélité au gouvernement (articles 6 et 7).
Une loi organique du 18 germinal an X (8 avril 1802), censée préciser les termes du concordat, limite encore davantage le rôle du pape en réaffirmant la charte de l’Église gallicane de Louis XIV et en restreignant la liberté de mouvement des évêques, qui n’ont pas le droit de se réunir en assemblée. Pie VII ne reconnaîtra pas les soixante-dix-sept « articles organiques » ajoutés au concordat et limitant le pouvoir du pape. Ils seront néanmoins appliqués jusqu’en 1905.
Le concordat est, sur bien des points, plus défavorable à l’Église que la Constitution civile du clergé. Il permet essentiellement à Napoléon Bonaparte de bénéficier du soutien du pape et de l’Église catholique, du moins jusqu’à son excommunication en 1806. En 1808, le pape est emprisonné par l’armée napoléonienne jusqu’en 1814.
L’Alsace et la Moselle bénéficient toujours de ce régime concordataire. Elles n’étaient en effet pas françaises en 1905, lorsque le concordat fut annulé par la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905.
Sous la Restauration et jusqu’à la Commune
À la chute de Napoléon, le pape possède un prestige très fort auprès des catholiques français ; c’est l’époque de l’ultramontanisme (le pouvoir d’au-delà des Alpes). Sur le plan politique, c’est l’avènement de la Restauration monarchique et religieuse, dernier épisode de l’alliance entre l’Église catholique et l’État français.
Le clergé reprend la main : il impose des processions, proscrit les bals du dimanche et parfois refuse de donner les sacrements aux propriétaires de biens nationaux. Dès le début de la Restauration, l’Église catholique se voit accorder plus de moyens tandis que son influence sur l’éducation grandit. Le 8 mai 1816 le divorce, considéré comme « un poison révolutionnaire », est aboli.
Cette alliance de l’Église catholique et des monarchistes va entraîner l’opposition des partis révolutionnaires, voire générer des complots visant à destituer le roi Louis XVIII.
Sous Charles X, en 1825, la loi Villèle punit de mort le sacrilège et la profanation religieuse.
Les libéraux s’inquiètent de la situation et reçoivent un accueil favorable des électeurs : sous le gouvernement de Martignac sont adoptées des mesures « anticléricales » telle une réduction drastique du nombre de garçons admis dans les « petits séminaires » et des mesures contre les Jésuites.
La révolution de février 1848 signe la fin de la monarchie de Juillet et la naissance de la Deuxième République ; un vent de fraternité souffle sur la France et il semble alors possible de réconcilier chrétiens et républicains au nom de la concorde universelle.
Après les émeutes de juin 1848, un gouvernement conservateur prend le pouvoir. La séparation des Églises et le l’État, acquise en 1795, supprimée par le Concordat de 1801 est rejetée. Afin de conforter l’électorat conservateur et catholique, le ministre de l’Instruction publique, le comte Alfred de Falloux, projette de réorganiser complètement le système d’enseignement sous des prétextes de « liberté », pour le placer en réalité sous le contrôle de l’Église catholique. Ses intentions sont vivement dénoncées par Victor Hugo devant l’Assemblée législative, dans un discours aux accents laïques qui fera date :
« Deux censures pèsent sur la pensée, la censure politique et la censure cléricale ; l’une garrotte l’opinion, l’autre bâillonne la conscience. […]. Je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’État, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’État laïque, purement laïque, exclusivement laïque. […] J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. […] Je ne veux pas qu’une chaire envahisse l’autre, je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. […] Je veux l’enseignement de l’Église en dedans de l’église et non au dehors. […]. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’Église chez elle et l’État chez lui. »
En 1850, la loi Falloux permet finalement aux congrégations religieuses d’assurer près de la moitié de l’enseignement primaire public. Elle oblige également les instituteurs à enseigner le catéchisme et à conduire les élèves à la messe. Les évêques siègent de droit aux conseils d’académie, l’école est surveillée par le curé conjointement avec le maire. Un simple rapport du maire ou du curé peut permettre à l’évêque de muter un instituteur à sa guise.
L’affirmation de la laïcité — les deux France
Dans l’histoire de la France, la guerre des deux France désigne un long conflit entre les partisans d’une France monarchique, catholique et conservatrice, et les tenants d’une France laïque, républicaine et ancrée vers le progrès social. Le camp laïque finit par l’emporter au début du XXe siècle, malgré de nombreux heurts, pour mener par la suite une politique de réconciliation lors de la Première Guerre mondiale.
Les élans de la modernité
Le 8 décembre 1864, le pape Pie IX publie l’encyclique Quanta Cura, « condamnant l’évolution du monde moderne ».
Le Syllabus dénonce les « monstruosités extraordinaires que sont les opinions » et notamment celle-ci :
« La liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme. Ce droit doit être proclamé et garanti par la loi dans toute société bien organisée. Les citoyens ont droit à l’entière liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions quelles qu’elles soient, par les moyens de la parole, de l’imprimé ou tout autre méthode sans que l’autorité civile ni ecclésiastique puisse lui imposer une limite. »
Les notions de séparation des pouvoirs civil et spirituel y sont qualifiées de « principes hérétiques ». Le pape affirme qu’à l’inverse, « le pouvoir de gouverner est conféré non pour le seul gouvernement de ce monde, mais avant tout pour la protection de l’Église ». Cette lettre encyclique est accompagnée du Syllabus ou Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps. Ce document, qui condamne les principes de la laïcité acquis depuis la Révolution, peut en être un recueil ; on peut y lire notamment :
« Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après la lumière de la raison. […]
L’État, comme étant l’origine et la source de tous les droits, jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune limite. […]
La bonne constitution de la société civile demande que les écoles populaires, qui sont ouvertes à tous les enfants de chaque classe du peuple, et en général que les institutions publiques destinées aux lettres, à une instruction supérieure et à une éducation plus élevée de la jeunesse, soient affranchies de toute autorité de l’Église, de toute influence modératrice et de toute ingérence de sa part, et qu’elles soient pleinement soumises à la volonté de l’autorité civile et politique, suivant le désir des gouvernants et le niveau des opinions générales de l’époque. […]
L’Église doit être séparée de l’État, et l’État séparé de l’Église. […]
Les lois de la morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu le pouvoir d’obliger. […]
Les causes matrimoniales et les fiançailles, par leur nature propre, appartiennent à la juridiction civile. «
La diffusion de ce document déclenche alors un fort courant anticlérical qui traverse toute l’Europe. La condamnation du catholicisme libéral, de la liberté de la presse, ainsi que des révolutions de 1830 par l’encyclique Mirari Vos, fait naître chez de nombreux catholiques ce que l’on appellera la crise moderniste et provoque de la part des gouvernements des procédures de rétorsion, dont le Kulturkampf allemand (1864) et son homologue suisse (1873).
La Commune de Paris
En 1871, la Commune de Paris prend des mesures importantes en faveur de la laïcité — le terme apparaît pour la première fois le 11 novembre 1871 dans le journal La Patrie, dont certaines seront reprises par le gouvernement de la Troisième République. Le 2 avril, la Commune décrète la séparation de l’Église (catholique) et de l’État, la suppression du budget des cultes et la sécularisation des biens des congrégations religieuses.
Édouard Vaillant, chargé de l’éducation, prévoit une réforme impliquant une laïcisation sur plusieurs plans. Il veut une éducation sécularisée : l’enseignement confessionnel est interdit et les signes religieux chrétiens sont enlevés des salles de classe. Il souhaite un accès égal des filles et des garçons à l’éducation : une commission composée de femmes est formée le 21 mai pour réfléchir sur l’enseignement des filles. Parallèlement, une égalité de traitement entre les hommes et les femmes est mise en place pour les enseignants et directeurs. Quelques municipalités d’arrondissement rendent l’école gratuite.
La Commune reconnaît les droits politiques des femmes.
La Commune est écrasée dans le sang en mai.
Laïcisation et réactions
À partir de 1875, Alfred Naquet dépose plusieurs propositions de loi concernant le divorce (celui-ci avait disparu en 1816). Le texte final est adopté en 1884 et réglemente ensuite le divorce pendant près d’un siècle.
La réaction de l’État à la position de l’Église catholique se manifeste à partir des élections de janvier 1879 et l’arrivée à la présidence de la République de Jules Grévy. Les changements laïques les plus importants se font dans le domaine de l’éducation, notamment sous l’impulsion de Jules Ferry (voir paragraphe suivant). En 1880, la loi qui interdisait le travail le dimanche et les jours de fête est abolie, elle sera rétablie quelques années plus tard. Cette année-là, le pape Léon XIII finit par reconnaître dans son encyclique Diuturnum que les personnes au pouvoir peuvent être choisies par la volonté et le jugement de la multitude sans que la doctrine catholique y fasse obstacle.
En 1884, les prières précédant les sessions parlementaires sont supprimées. La même année, Léon XIII appelle à un rapprochement entre catholiques et républicains dans la lettre encyclique Nobilissima Gallorum Gens, tout en regrettant que la France soit « oublieuse de ses traditions et de sa mission ».
Dans une deuxième période, malgré les appels à l’apaisement du pape Léon XIII, notamment dans son encyclique Inter Innumeras Sollicitudines, aussi appelée L’Encyclique du ralliement, de nombreux catholiques se radicalisent. C’est alors l’émergence de l’anti-républicanisme de l’Action française de Charles Maurras et des positions anti-dreyfusardes des catholiques conservateurs.
Les « hussards » de l’école publique
À cette époque du scientisme triomphant, les républicains, souvent libres penseurs et francs-maçons ou protestants, se reconnaissent comme héritiers des Lumières.
Les congrégations religieuses, favorisées dans l’enseignement par la Loi Falloux, sont alors vues comme des entités socialement inutiles et nuisibles au progrès de la nation. C’est ainsi que Léon Gambetta déclare :
« Il faut refouler l’ennemi, le cléricalisme, et amener le laïque, le citoyen, le savant, le français, dans nos établissements d’instruction, lui élever des écoles, créer des professeurs, des maîtres. »
Jules Ferry
En ce dernier quart du XIXe siècle, la France est déjà honorablement alphabétisée, 72 % des nouveaux mariés peuvent signer le registre de mariage. Mais encore marqués par la défaite de 1870, les dirigeants de la Troisième République veulent aller plus loin en donnant à l’école la tâche de former de bons républicains et de bons patriotes. Jules Ferry, avocat passionné par la chose publique, sincèrement républicain, réformera alors profondément l’organisation scolaire de la Troisième République, ce qui fera de lui une figure emblématique de la laïcité française.
En février 1879, Jules Ferry devient ministre de l’Instruction publique. Le 29 mars 1880, il promeut deux décrets :
- l’expulsion de France des jésuites ;
- l’obligation aux autres congrégations de demander leur autorisation dans un délai de trois mois, sous peine de dissolution et de dispersion.
La plupart des congrégations ayant décidé de ne pas demander l’autorisation par solidarité avec les jésuites, les congrégations non autorisées (bénédictins, capucins, carmes, franciscains, assomptionnistes…) sont expulsées. Certains couvents dominicains sont fermés, certaines municipalités anticléricales expulsent aussi les religieuses infirmières dans les hôpitaux… Cette mesure provoquant de nombreux cas de conscience, notamment par ceux forcés de la faire exécuter, il y eut 200 démissions de membres des parquets, sans compter les démissions d’officiers, de commissaires de police et d’agents de police. 261 couvents furent fermés, 5 643 religieux expulsés.
En septembre 1880, Ferry devient président du Conseil et poursuit la laïcisation de la société en s’appuyant sur une réforme de l’enseignement public (1880-1881).
Son influence se lit notamment à travers les étapes suivantes :
- en février 1880, les ecclésiastiques sont exclus du Conseil supérieur de l’Instruction publique ;
- en mars, l’enseignement catholique est exclu des jurys universitaires et les congrégations sont priées de quitter leurs instituts d’enseignement (jésuites, maristes, dominicains, assomptionnistes…) ;
- en décembre, c’est la loi de Camille Sée portant sur la création de collèges et de lycées de jeunes filles ;
- en juin 1881, sur un rapport de Paul Bert, ancien ministre de l’Instruction publique durant le bref gouvernement Gambetta, l’enseignement primaire devient gratuit.
En 1882, Jules Ferry est à nouveau ministre de l’Instruction. Le 28 mars, la loi relative à l’obligation et à la laïcité de l’enseignement est votée. Elle porte sur l’obligation d’instruction — et non de scolarisation, l’article 4 indiquant que l’instruction peut être donnée dans les établissements d’instruction, les écoles publiques ou libres ou dans les familles. L’enseignement de la morale religieuse est supprimé, au profit d’une « instruction morale et civique ». Un jour par semaine est réservé, en sus du dimanche, à l’enseignement éventuel du catéchisme.
En novembre 1883, Jules Ferry envoie aux instituteurs une lettre de « recommandations » sur le nouveau régime scolaire :
« La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle exprime la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur les notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celle du langage ou du calcul. […]. Vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant »
Paul Bert est, avec Jules Ferry, le père fondateur de l’école gratuite, laïque et obligatoire. Sa loi du 9 août 1879 impose l’existence de deux écoles normales par département : une de garçons, et une de filles, pour les élèves institutrices. Les jeunes maîtres et maîtresses sortant de ces établissements seront appelés les hussards noirs.
Libre-penseur, fidèle à la devise « Ni dieu, ni maître, à bas la calotte et vive la Sociale », Paul Bert oppose la science à la religion :
« Avec la science, plus de superstitions possibles, plus d’espérances insensées, plus de ces crédulités niaises, de ces croyances aux miracles, à l’anarchie dans la nature. »
En 1880, il intervient devant la Chambre des députés en tant que rapporteur du projet de loi qui porte son nom, pour évoquer le principe de laïcité, et notamment la liberté de conscience, appliqué à l’enseignement primaire obligatoire :
« Nous édictons une loi qui peut frapper de peines assez sévères le père de famille, s’il n’envoie pas son enfant à l’école ; en présence de cette situation […] il nous a paru indispensable d’affirmer au père de famille que rien ne sera enseigné dans cette école qui puisse porter atteinte à la liberté de conscience de son enfant et à la sienne propre. »
En 1886, il collabore aux côtés de Jean Macé à la direction de la Ligue de l’enseignement, qui milite pour une instruction publique, obligatoire, gratuite et laïque.
Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire de 1879 à 1896, supervise le travail d’écriture et de conception des lois sur la laïcité dans l’éducation. Parallèlement, il dirige la rédaction d’un Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dont il rédige lui-même l’article sur la laïcité :
« La législation française est la seule qui ait établi le régime de la laïcité d’une façon logique et complète : laïcité de l’enseignement, laïcité du personnel enseignant.
Que faut-il entendre par laïcité de l’enseignement ? Nous estimons qu’il faut prendre ces mots dans le sens qui se présente le premier à l’esprit, c’est-à-dire dans leur acception la plus correcte et la plus simple : l’enseignement primaire est laïque, en ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement religieux. »
En 1886, la loi Goblet (René Goblet, ministre de l’Instruction publique) contient la première référence explicite à la laïcité dans un texte légal :
« Article 17 — Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque. »
En 1901, la loi sur les associations (dite loi 1901 ou loi Waldeck-Rousseau) autorise la création rapide de toutes sortes d’associations, sous réserve qu’elles ne soient pas confessionnelles :
« Toute congrégation religieuse peut obtenir la reconnaissance légale par décret rendu sur avis conforme du Conseil d’État. […]
À défaut de […] justification, elles sont réputées dissoutes de plein droit. […]
La liquidation des biens détenus par elles aura lieu en justice. »
Sur 160 000 religieux et religieuses, 30 000 choisissent l’exil. Il existe aussi à cette époque des communautés de diaconesses protestantes qui, n’ayant jamais demandé d’autorisation, n’ont pas l’obligation d’obtenir une reconnaissance légale.
Pourquoi s’en prendre ainsi aux congrégations ? Selon le professeur de droit public Jean-Pierre Machelon :
« Il était impossible de reconnaître la liberté d’association sans que s’ensuivent pour les congrégations des immunités que les responsables politiques ne pouvaient envisager d’accepter. Impossible aussi d’escompter des républicains modérés qu’ils excluent les congrégations d’un droit commun libéralisé. »
En mai 1902, avec la nomination d’Émile Combes à la présidence du Conseil, le gouvernement prend une coloration fortement anticléricale.
La loi du 5 juillet 1904 interdit aux congrégations religieuses le droit d’enseigner.
Au cours de l’été 1904, une série de mesures visant à combattre l’influence de l’Église sont prises : débaptisation des rues portant un nom de saint, fermeture de 2 500 écoles religieuses, promotion systématique des fonctionnaires anticléricaux et révocation des catholiques. Le 30 juillet, la rupture diplomatique avec le Saint-Siège est consommée.
Une vaste enquête secrète est réalisée par le ministre André qui réunit vingt-mille fiches sur les pratiques religieuses des hauts fonctionnaires et des gradés de l’armée. Le 11 novembre 1904, l’affaire des fiches est dévoilée par la presse d’opposition et le gouvernement Combes doit démissionner.
La loi de 1905
Sans contenir de référence explicite à la laïcité, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État est considérée comme le pilier des institutions laïques. Elle pose le principe de la liberté de conscience et celui du libre exercice des cultes.
Le contexte
Les partisans de la laïcité se partagent alors en deux camps : les premiers, de tradition jacobine, espèrent éradiquer l’emprise des religions sur l’espace public et promeuvent une politique clairement anticléricale (Émile Combes), voire antireligieuse (Maurice Allard) ; les seconds veulent d’une part affirmer la neutralité de l’État et, d’autre part, garantir la liberté de conscience de chacun.
Alors que les premiers ont dominé les débats jusqu’à l’affaire des fiches, la loi de 1905 est l’œuvre des personnalités de l’autre camp. Mais celui-ci, qui veut respecter la liberté de conscience et de culte, se divise également entre ceux qui veulent le faire dans le cadre de l’universalisme abstrait républicain (Ferdinand Buisson, Georges Clemenceau) et les accommodeurs (Jean Jaurès, Francis de Pressensé et surtout Aristide Briand). Ce sont ces derniers qui vont faire adopter un article 4, d’origine anglo-saxonne, qui remet les églises à ceux « qui se conforment aux règles générales du culte dont ils se proposent d’assurer l’exercice », ce qui, indirectement, respecte l’organisation hiérarchique de l’Église catholique.
Voulue comme une loi d’apaisement, la loi concernant la séparation est destinée à mettre fin à plus de vingt-cinq ans de tensions entre l’Église catholique et la République.
Dès l’article premier, la loi rappelle l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
S’agissant de la liberté de conscience, l’État reste garant de la liberté de chacun de pratiquer la religion qu’il souhaite, ou de n’en pratiquer aucune, tant que cet exercice se fait dans le respect de l’ordre public. C’est dans cet esprit que sont prévues certaines dispositions libérales, qui sont décriées par les laïques les plus radicaux, comme la gratuité de la mise à disposition des édifices religieux par les communes ou la création d’aumôneries dans les casernes, lycées, prisons, hôpitaux, etc.
Concernant les cultes, l’article deuxième dispose que :
« La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. »
Ainsi, le catholicisme perd-il, aux yeux de la République, sa prééminence passée sur les autres religions — d’aucuns reprocheront d’ailleurs à la laïcité son manque de reconnaissance des « racines chrétiennes » de la nation.
À l’opposé, les religions et spiritualités plus confidentielles se retrouvent à rang égal avec les courants religieux principaux, le mot « culte » étant pris ici dans le sens commun de « religion ».
L’État renonce de surcroît à tout droit de regard sur l’organisation des Églises et des religions mais il exige en contrepartie, au niveau de chaque commune, la formation d’associations cultuelles qui seront les interlocuteurs exclusifs de la République. Plus généralement, les pouvoirs publics s’interdisent toute intervention, positive ou négative, dans les questions religieuses, ce qui marque une rupture importante avec le régime concordataire précédent.
Sur le plan financier, la loi paraît contraignante pour les Églises : les associations cultuelles ne peuvent remplir de rôle caritatif, pas plus qu’elles ne peuvent enseigner, ce qui les prive d’une manne importante. En outre, elles ne peuvent recueillir ni dons ni legs. Elles doivent assurer l’entretien et la gestion des lieux de culte confisqués par l’État et mis gracieusement à leur disposition. Enfin, les ministres du culte ne sont plus salariés par l’État.
Les conséquences
La loi met fin à la tradition censée dater de Clovis, d’une « France fille aînée de l’Église ». Elle est donc saluée par les anticléricaux, comme en témoigne une allocution de René Viviani à la Chambre :
« Tous ensemble, par nos pères et par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. Voilà notre œuvre, notre œuvre révolutionnaire. Est-ce que vous croyez que l’œuvre est terminée ? Elle commence au contraire. »
Globalement bien accueillie par les Juifs et les Protestants, la loi est combattue par le pape Pie X, notamment dans son encyclique Vehementer Nos :
« Qu’il faille séparer l’État de l’Église, c’est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur. Basée, en effet, sur ce principe que l’État ne doit reconnaître aucun culte religieux, elle est tout d’abord très gravement injurieuse pour Dieu. […] Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour l’honorer. »
Des fidèles catholiques, parfois extérieurs à l’Église, comme l’Action française à Paris, et des ecclésiastiques s’opposent parfois violemment aux inventaires de 1906. Devenu président du Conseil, Georges Clemenceau décide rapidement de ne faire les inventaires qu’aux endroits où l’on n’attend pas de résistance. En janvier et mars 1907, deux nouvelles lois sont prises sous l’égide d’Aristide Briand, alors ministre des Cultes, pour ne pas créer un « délit de messe », malgré le refus d’appliquer la loi de la part de bon nombre de catholiques.
Associations cultuelles
Les associations cultuelles peuvent être considérées, d’un point de vue de la laïcité stricte, comme un droit particulier exorbitant du cadre associatif général, qui avantagerait les religions. En effet, celles-ci bénéficient de certains avantages fiscaux, il en va de même pour les dons et legs qui leur sont faits. Ces avantages ont pu être à l’époque considérés par des personnalités politiques de tendances diverses comme étant en contradiction avec l’esprit de la loi. Jean Jacques, du Parti radical, reprend les propos de Jules Méline, de la droite modérée, affirmant que « les associations cultuelles [allaient] devenir l’état-major du parti catholique ».
En août 1906, le pape Pie X interdit aux fidèles de créer des associations cultuelles par son encyclique Gravissimo officii munere. Il y affirme qu’il est « absolument impossible de créer des associations cultuelles sans violer les droits sacrés touchant à la vie même de l’Église ». Mgr Duchesne surnomme alors cette encyclique Digitus In Oculo (« doigt dans l’œil ») pour signifier que la laïcité est acceptée par une partie du clergé et du laïcat français. L’opposition du pape à la loi française aura pour conséquence le transfert, dès 1907, des presbytères, séminaires et palais épiscopaux au profit de l’État.
L’apaisement viendra en 1924 quand le gouvernement acceptera d’autoriser la création d’associations diocésaines soumises à l’autorité de l’évêque. Le 8 juillet 1941, une loi, non remise en cause à la Libération, permet aux associations cultuelles, après autorisation administrative, de recueillir des dons et legs. Cette disposition marque la fin de la contestation de la loi par l’épiscopat.
Finalement, le refus de création des associations qui entraînera la prise en charge de l’entretien des églises par l’État sera très avantageux pour l’Église catholique – paradoxalement, les protestants qui ont accepté la loi seront moins favorisés.